JANVIER 1971
René Castel avait les mains moites et son cœur battait la chamade. Il était assis dans cette immense pièce dallée de marbre, les fesses vissées sur un fauteuil de cuir épais et odorant. Devant lui, sur une petite table basse, divers rafraîchissements n’attendaient que son bon vouloir, ainsi que de délicieux toasts et canapés, délicatement présentés sur une nappe brodée.
Par les grandes fenêtres au vitrage épais, il pouvait voir les flocons de neige virevolter doucement avant de se déposer en un épais tapis moelleux sur les trottoirs et la chaussée. Mais les bruits de la ville ne parvenaient pas jusqu’au salon où il attendait. D’énormes colonnades ouvragées parsemaient la pièce, et les miroirs qui jalonnaient les murs reflétaient la géométrie du salon en multipliant les images à l’infini.
Castel triturait son poignet, regardait sa montre : on l’avait introduit là depuis plus d’une demi-heure, et personne ne venait. Il n’osait se servir un alcool, et pourtant, la barre qui lui comprimait l’estomac lui devenait insupportable.
Il s’épongea le front, trempé de sueur, et soudain entendit les pas. La démarche était lourde, les talons frappaient pesamment le sol, emplissant la pièce d’échos inquiétants, quasi sépulcraux. Enfin, il vit son hôte, un vieillard digne, au visage couturé de rides, alangui par des bajoues flasques.
— Bonjour, camarade Castel ! Bonjour et bienvenue…
La voix était caverneuse, essoufflée, le débit lent, laborieux. Castel s’était levé d’un bond et étreignait avec empressement la main qui lui était tendue. Le vieillard s’assit et soupira profondément avant de reprendre la parole.
— Camarade Castel, c’est pour moi une joie et un honneur de te recevoir. J’espère que ton séjour te sera agréable. Nous avons beaucoup à faire. J’ai tenu à te rencontrer en privé, parce que, désormais, tous nos contacts seront publics, et j’ai besoin de te connaître mieux… Je sais que tu as accepté notre proposition. Et je t’en remercie. Dans un an, tu seras donc le secrétaire général du Parti français. C’est un lourd fardeau, bien lourd en vérité. Comment dites-vous ? « Ne te monte pas la tête ! » Oui, c’est cela… Reste humble !
Tu as été choisi parce que tu possèdes les qualités requises. Ta vie va changer, camarade Castel. Tu vas devenir le Parti, tu seras son visage, son incarnation pour des millions d’hommes, qui écouteront tes paroles.
Tes traits leur deviendront familiers, ta voix sera la leur. On t’admirera, on te détestera, mais tu ne laisseras personne indifférent. Ton nom sera sur toutes les bouches. Parmi tes camarades, ton avis aura valeur d’autorité, ne te laisse pas griser, continue d’apprendre d’eux…
Castel restait muet, suspendu aux paroles du vieillard, dont seul le regard semblait vivant. Les mains restaient plaquées sur les genoux, le buste ne tressaillait pas. Une statue douée de parole.
Castel se revit pataugeant dans la boue des chemins de campagne, et son enfance paysanne, sa vie dans le hameau perdu de la Hardette, lui parurent un mauvais rêve.
— Camarade Castel, tu sais les raisons pour lesquelles nous t’avons choisi parmi tant d’autres… Les fautes de ta jeunesse, nous ne les ignorons pas. Malgré elles, nous t’avons fait ce que tu es. Sans nous, tu ne serais jamais sorti du rang : n’oublie pas, camarade Castel, n’oublie pas. Tu nous dois obéissance.
Aujourd’hui, nous te couvrons de gloire, nous t’offrons un destin enviable. Tu vivras à part, tu seras de ceux qui font l’Histoire, camarade Castel, et c’est à NOUS que tu le dois ! Tu nous le dois !
La main droite du vieillard, tachée de son, tremblotante, s’était levée et s’agitait avec force. Puis elle retomba sur le genou, inerte.
— Nous attendons beaucoup de toi, camarade Castel. Beaucoup. Nous te portons au sommet mais, si tu nous déçois, si tu nous trompes, nous te briserons. Le Parti t’adulera demain, après-demain, il peut aussi te vomir. Tu n’appartiendrais plus à nos rangs, mais tu ne pourrais rejoindre le camp d’en face.
Nous pouvons casser ta vie, camarade Castel. Il nous suffit pour cela d’éclairer ton passé…
Mais telle n’est pas notre intention ! Nous avons confiance. Les années à venir seront difficiles. Il te faudra savoir mener la barque du Parti avec adresse et vigilance. Avec souplesse, aussi.
Nous ne voulons pas d’ennui, pas de fausse note. Les partis frères doivent agir unis comme les cinq doigts de la main. C’est ainsi. Tu es des nôtres, camarade Castel, sache le rester. Dans le doute, consulte-nous, nous te viendrons en aide ; tel est notre rôle.
Camarade Castel, ensemble, nous bâtissons l’avenir. C’est une tâche grandiose, qui réclame foi et discipline. Je t’ai parlé le langage de la franchise, qui est aussi celui de la sagesse. Bonne chance, camarade Castel !
La voix s’était éteinte, comme morte. Alors le vieillard se leva et tendit à nouveau sa main. Longtemps, il secoua celle de Castel, prisonnière. Et ses lèvres se retroussèrent pour imiter un sourire.